Ressources Humaines

Interview : il faut avoir les compétences et le comportement qui permettent le travail à distance

INTERVIEW de Laurence Breton-Kueny, Directrice des ressources humaines du Groupe AFNOR, Vice-Présidente de l'ANDRH, qui revient sur la place de l'humain dans l'entreprise et les enjeux du développement du télétravail.
#gestion des risques salarié
01 juillet 2022
Laurence Breton Kueny, ANDRH

Laurence Breton-Kueny, Directrice des ressources humaines du Groupe AFNOR, Vice-Présidente de l'ANDRH, revient sur la place de l'humain dans l'entreprise et les enjeux du développement du télétravail. Son interview, menée par l'expert RH Gaël Chatelain-Berry, est à retrouver dans le livre blanc réalisé par Edenred France avec Gaël Chatelain-Berry, "L'entreprise à la carte" !

Gaël Chatelain-Berry : Ma première question est simple : est-ce que, depuis la pandémie, les DRH ont un rôle plus stratégique dans les entreprises ?

L.B.K : Ce n'est pas tant notre fonction qui a été mise en avant, que les ressources humaines (les femmes et les hommes) travaillant dans nos organisations. Face aux enjeux technologiques et financiers, certains avaient ces dernières années oublié l’enjeu humain. La fonction RH, et notamment les DRH, doit veiller aux ressources humaines, desquelles dépend la performance sociale de l’organisation, indispensable pour la performance économique sur le long terme.

La pandémie a remis à sa place l'importance de l'humain et le management des risques RH, sans omettre notre capacité à répondre présent dans la gestion de crise.

Pour autant, le sujet humain n’est pas encore pleinement mis à sa juste place aujourd'hui. Une norme ISO a d’ailleurs été développée au niveau international sur la gouvernance humaine, pour rappeler que l'humain n'est pas qu'une variable d'ajustement et nous, les DRH, des pompiers. Les DRH, qui n’étaient pas au Comex de leur entreprise, ont parfois vu leur fonction propulsée à un niveau plus élevé pendant la pandémie. Mais bien souvent, il n’y a toujours pas de DRH dans les comités exécutifs, alors que c’est leur place légitime pour asseoir l’importance accordée aux ressources humaines.

G.C.B : Au-delà de la pandémie, j'ai l'impression que les entreprises éprouvent désormais des difficultés à recruter et à fidéliser. Faut-il s’en inquiéter ?

L.B.K : C'est une inquiétude car nous sommes en pénurie de certains profils. Des personnes ayant mal vécu cette crise ont eu envie d'un changement d'orientation professionnelle.

On observe également des pénuries dans les métiers de soins, largement impactés par la crise sanitaire. De plus, une inégalité se creuse entre les métiers éligibles au télétravail et ceux qui ne le sont pas. Il y a d’un côté ceux qui peuvent télétravailler et ceux qui ne le peuvent pas. Même si nous essayons de rendre davantage de métiers télétravaillables, il restera toujours des métiers inéligibles.

G.C.B : Si on reparle de cette période dans dix ans, est-ce que l’arrivée massive du télétravail sera la chose à retenir de cette pandémie ?

L.B.K : Effectivement, nous parlerons d’hybridation du travail et de nouvelle normalité. Cependant, il faut bien se rappeler que ces deux dernières années ont été des années de télétravail forcé, en mode dégradé. Toutes les entreprises n'avaient pas d'accord de télétravail, ni les moyens à disposition. Tous les collaborateurs n’étaient pas équipés d’un ordinateur portable ni d’un système d’information permettant le travail à distance. Tout le monde n'était pas formé à ce nouveau mode de travail. Sans parler des confinements avec les enfants à la maison…

Ce télétravail massif a permis de sauver les organisations, mais aujourd'hui, alors que l'absentéisme avait diminué avec ce télétravail, il remonte. Il faut désormais une régulation. Je rappelle souvent qu’il convient de prêter attention au fait que ce que nous avons vécu n'était pas du vrai télétravail.

Notre dernière étude de l’ANDRH a bien prouvé que l'idéal était deux jours de télétravail par semaine, pas davantage, pour éviter la perte du collectif de travail.

G.C.B : Il y a quand même un énorme décalage avec les souhaits notamment des jeunes générations, qui elles ne parlent pas de deux jours ou trois jours, mais veulent être totalement flexibles...

L.B.K : Je pense que ce n'est pas une question d'âge. Dans notre dernière étude, seul 1% des salariés seraient éligibles au télétravail à temps complet dans nos organisations. Ces personnes ont des compétences très pointues en high-tech notamment, et sont au cœur d’une bataille au niveau du recrutement. Ce sont des profils qualifiés d’atypiques.

De plus, nous avons le devoir en tant qu'employeur de protéger la santé globale des salariés, à la fois santé physique, mentale et sociale. Ce n’est pas parce qu'une personne désire faire une chose que c’est ce qui est le mieux pour elle. Le droit du travail est très protecteur en France concernant la déconnexion notamment et les études de la Dares ont montré les risques de l’hyper-connexion et le devoir des DRH de protéger les collaborateurs. Le télétravail doit être régulé, il faut rappeler les règles de base : un collaborateur doit avoir onze heures de repos entre deux plages horaires sans négliger les risques liés à l'environnement de travail en télétravail.

G.C.B : Est-ce que la responsabilisation ne devrait pas être renforcée et les managers davantage formés au management à distance ?

L.B.K : Dans les formations de managers durant la pandémie, un volet important était consacré à la prévention des risques psycho-sociaux, tant pour le manager que pour ses collaborateurs. Il est effectivement plus simple de voir des signaux faibles quand les personnes sont sur-site que quand elles sont à distance. Des règles communes facilitent les choses, comme mettre la caméra quand on est en réunion par exemple.

Quand on est en télétravail, on est en posture de travail. Il est important de sensibiliser sur ce point. L’organisation à distance demande des règles pour être pérenne sur le long terme, notamment un espace de travail dédié pour pouvoir faire une séparation entre sa vie personnelle et sa vie professionnelle.

Pendant l’activité partielle, le FNE (Fond National de l’Emploi) a constitué une opportunité pour avoir des financements fléchés sur la formation au travail à distance. Les entreprises ont été très épaulées pour accompagner les salariés.

G.C.B : Je voudrais parler avec vous de la question de la quête de sens. L’identifiez-vous comme une problématique RH incontournable ?

L.B.K : Je pense que cette question n’émerge pas à la demande des salariés mais du fait d’une mouvance culturelle aujourd’hui, dans la lignée des textes de la loi PACTE sur les entreprises à mission. Il y avait déjà cette préoccupation avant la pandémie. Mais l’épisode Covid a donné l’occasion à chacun de s’interroger sur le sens de sa vie : sa vie personnelle et sa vie professionnelle. C'est la raison pour laquelle cette question émerge. Attention néanmoins, si l’on se réfère à la pyramide de Maslow, tout le monde n'a pas les mêmes choix dans cette quête de sens, en fonction de sa situation.

Des corrélations intéressantes ont d’ailleurs été faites dans les études sur l'absentéisme. On se rend compte que l'absentéisme en Ile-de-France est plus faible qu'en province. Les experts l’expliquent par la plus grande facilité à changer de poste en Ile-de-France. Cette quête de sens n'est pas liée uniquement au monde de l'entreprise, elle est globale.

G.C.B : De plus en plus de DRH et de recruteurs me disent que les jeunes générations ont un niveau d'exigence et de personnalisation extrêmement fort. Elles ont déjà intégré un besoin de flexibilité et cette notion d’entreprise « à la carte ». Qu’en pensez-vous ?

L.B.K : Je ne crois pas que ce soit lié à la nouvelle génération, je vois la chose de façon différente. Si j'ai besoin d'aller voir le médecin à 15 heures et que je demande l’autorisation à mon manager, je dois recevoir suffisamment de flexibilité pour pouvoir le faire. C’est écrit ainsi dans la charte du groupe AFNOR. Prévenir est obligatoire, car la responsabilité de l’entreprise est engagée.

Le travail hybride pose des questions réglementaires. Avec le télétravail, nous avons tous eu à gérer des accidents de travail au domicile des collaborateurs. Au niveau de l’ANDRH, nous demandons une évolution du code du travail, car actuellement, l’organisation est responsable alors qu’elle n'a pas la mainmise sur le lieu de travail de la personne lorsqu’elle est à distance. La déclaration sur l’honneur du télétravailleur ne vaut par exemple rien devant un tribunal, elle n’a aucune valeur juridique, hormis symbolique.

Il est faux de croire qu’aujourd’hui chacun peut faire ce qu'il veut quand il veut. En revanche, il faut arriver à accorder suffisamment de flexibilité pour répondre à des attentes légitimes.

G.C.B : Vous ne trouvez pas qu’il y a tout de même une énorme évolution entre la fin du siècle dernier et maintenant, en termes d'exigences de la part des salariés ?

L.B.K : Il y a une évolution. Avant, le télétravail était dédié à des catégories particulières. J'ai commencé ma carrière comme enseignant-chercheur. On donnait nos cours à l'université et le reste du temps, on travaillait chez nous. Cela étant, ce mode de travail n'est pas adapté à tous car au-delà de l’environnement de travail nécessaire (un endroit à soi pour travailler), il faut une grande rigueur dans sa gestion du temps. C'est la raison pour laquelle il existe une différence entre ce que nous avons vécu, le télétravail forcé, et un accord de télétravail. Il faut disposer d’un métier éligible mais aussi avoir les compétences et le comportement qui permet de travailler à distance. Ce n’est pas le cas de tout le monde.

G.C.B : Plutôt qu’un cadre identique à tout le monde, ne vaut-il pas mieux essayer de responsabiliser chaque équipe et chaque manager et de s'organiser en fonction de ce que veulent les gens et d'objectifs fixés par l'équipe ?

L.B.K : Ce qui est certain c'est qu'il faut de la flexibilité. Je rappelle que le télétravail nécessite l'accord des deux parties. Mais je suis contre les accords 100% télétravail, qui sont la porte ouverte aux délocalisations demain. Notre rôle est d’avoir une vision de l’après.

Les jours qui sont imposés ne me semblent pas une bonne pratique. Les meilleurs systèmes que nous avons expérimentés sont les répartitions par roulement. Avec des jours fixes, les collaborateurs organisent leur vie personnelle en fonction du télétravail, ce qui avantage certains au détriment d’autres. Pour que tout le monde puisse avoir le jour souhaité, les jours doivent tourner. Je suis contre la rigidité. Le rythme doit être flexible des deux côtés et il faut se retrouver au moins un jour sur site.

Quand j'ai mis en place le télétravail il y a très longtemps à la Haute Autorité de Santé, les équipes se retrouvaient un jour dédié, pour maintenir le collectif. La problématique de la période que nous avons vécue est la montée de l’individualisme, qui a surgi parce que les personnes étaient seules. Il faut réapprendre à penser par rapport aux autres et non par rapport à sa propre situation, d’où l’importance de renouer des liens et l’esprit d’équipe.

L’évolution de l'environnement de travail sur nos sites est nécessaire pour faire vivre une expérience à nos collaborateurs, qu'ils aient envie de revenir. Il y a des moments clés qui doivent se vivre en présentiel comme les réunions d’équipe et les entretiens annuels. Pour que ça marche, il faut lister les activités qui sont télétravaillables et les activités qui ne le sont pas. C'est beaucoup plus simple comme cela, tout en gardant à l’esprit que l’organisation doit protéger la santé des collaborateurs et que nous en sommes les garants en tant que DRH.