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L’intrapreneuriat, pourquoi, comment

Réconcilier, en un terme et un dispositif, le monde de l’entreprise et le monde de l’entrepreneuriat. Mission impossible ? Pas tant que cela à en croire deux théoriciens de l’intrapreneuriat : Louis Jacques Filion, professeur et titulaire de la Chaire d’entrepreneuriat à HEC Montréal...
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03 mars 2016

Réconcilier, en un terme et un dispositif, le monde de l’entreprise et le monde de l’entrepreneuriat. Mission impossible ? Pas tant que cela à en croire deux théoriciens de l’intrapreneuriat : Louis Jacques Filion, professeur et titulaire de la Chaire d’entrepreneuriat à HEC Montréal, et Alain Fayolle, professeur et directeur du centre de recherche en entrepreneuriat à EM LYON Business School. Pour autant, il s’agit d’un vrai challenge, ce que ne contredira pas Claire Bussac, RH au Groupe Crédit Agricole SA.

Qu’est-ce que l’intrapreneuriat ?

Selon Alain Fayolle, l’intrapreneuriat correspond à « un ensemble de situations qui permettent à un individu innovant de concrétiser des idées pour apporter de la valeur ajoutée à l’entreprise. Il s’agit de dispositifs, d’un état d’esprit permettant de développer une idée si elle présente un intérêt pour l’entreprise. »

La différence entre intrapreneuriat et entrepreneuriat ? « En entreprenariat, l’individu innovant jouit d’un environnement plus large que celui du manager en entreprise, qui est soumis à des contraintes, des règles, imposées de fait par l’organisation etc. ». Dit autrement, l’intrapreneuriat peut se définir comme une démarche d’entrepreneuriat interne : elle vise à diffuser l’énergie entrepreneuriale au sein d’une organisation, en créant des structures internes, souples et agiles, confiées à des managers dédiés et chargés de développer des projets.

Mais pourquoi cet intérêt ? « Les grandes entreprises font face à une telle complexité de leur organisation qu'il est difficile pour elles d'innover » précise Louis Jacques Filion, professeur à HEC Montréal, « le poids de leur structure pèse sur les énergies créatives individuelles. L'intrapreneuriat est une solution intéressante pour libérer les idées innovantes en les transformant en véritables projets portés par des collaborateurs » résume-t-il.

Un dispositif intéressant, qui s’impose d’autant plus que les nouvelles idées s'éloignent souvent du métier de base de l'entreprise. Il apporte alors des bénéfices réels aux deux parties, la société incubatrice du projet et l'employé intrapreneur. Tout en comportant son lot de challenges.

Opportunité ou nécessité pour les entreprises ?

[caption id="attachment_6310" align="alignright" width="112"]Louis-Jacques-Filion-intrapreneuriat Louis-Jacques Filion
HEC Montreal[/caption]

« Les organisations doivent se réalimenter continuellement en innovations, continue Louis Jacques Filion. Dans nos pays de l’OCDE, chaque année une proportion plus grande de PME participe au PIB, avec de nouveaux produits, une belle inventivité et beaucoup de réactivité. Les grandes organisations ont beaucoup de difficulté à s’ajuster, elles doivent apprendre à faire différemment dans la course à l’innovation.

Au lieu de sous-traiter continuellement, si elles avaient utilisé les intrapreneurs, elles seraient probablement restées plus compétitives » considère-t-il. Et de se tourner vers les Etats-Unis, où, selon ce Canadien, « beaucoup d’entreprises inscrivent l’intrapreneuriat dans leurs informations de recrutement, car c’est une attitude qu’elles recherchent en particulier. C’est là-bas une véritable tendance qui s’est accentuée depuis une dizaine d’années. »

L’intrapreneuriat serait-il alors une nécessité pour l’entreprise ? Pas forcément, pour Alain Fayolle. « Cela peut être une bonne chose d’y penser, mais ce n’est pas quelque chose de naturel (…). C’est l’insatisfaction qui fait bouger : votre environnement vous y force, ou des dysfonctionnements en interne, etc. Si l’entreprise n’est pas menacée, elle n’aura pas tendance à regarder du côté de l’intrapreneuriat. »

Où en est l’intrapreneuriat en France ?

Selon Alain Fayolle, « en France, l’intrapreneuriat a beaucoup été adopté par des entreprises publiques sorties de leur secteur réglementé. Elles ont alors un fort besoin de se réinventer car elles affrontent un monde inconnu et incertain car compétitif. Elles doivent profondément modifier leurs manières de faire. »

Alain-Fayolle-intrapreneuriatPoussées par la contrainte de sortie d’un marché réglementé, l’intrapreneuriat devient un nécessaire dispositif pour plus de compétitivité. « Ainsi France Télécom a mis en place des incubateurs, des systèmes de développement de l’innovation, un intracapital, alloue du temps spécifiquement dédié au développement d’idées à certaines personnes. Beaucoup d’entreprises, comme Orange, sont issues du fruit de ces démarches et d’une stratégie intrapreneuriale » conclut-il.

Et quid de l’essaimage, cette notion qui englobe la capacité de l’entreprise à générer d’autres entreprises ? « Le lien, d’histoire et de transactions, entre les entreprises créées via l’essaimage est intéressant. Ces entreprises peuvent devenir un réseau de sous-traitance privilégiée pour l’entreprise « mère » » résume Alain Fayolle.

Pour Claire Bussac, Responsable marketing, communication et innovation RH au sein de Crédit Agricole SA, « c’est par notre veille sur l’innovation RH que nous en sommes venus à la notion d’intraprenariat. » Pour elle, cette démarche répond à une conviction forte : « la satisfaction de nos clients repose sur une double approche marketing client et aussi collaborateur – et l’intraprenariat est l’un des outils que nous avons identifiés pour ce faire. »

Un outil RH, donc ? « L’intraprenariat est aussi un atout à jouer en marketing RH auprès des jeunes générations, qui sont intéressées par l’aventure entrepreneuriale et l’indépendance associée. Se diriger vers l’intraprenariat, c’est une manière de capter des potentiels, de les garder au sein de l’entreprise, tout en leur offrant d’exprimer leur gamme de talents » résume-t-elle.

Les challenges de la démarche

On l’a compris, l’intrapreneuriat présente de nombreux intérêts : entrer dans la course aux innovations, tisser un tissu d’entreprises partenaires, attirer et garder les talents. Qu’en est-il des challenges de cette démarche ?

Pour Alain Fayolle, en réalité, « l’intrapreneuriat réside sur un gros paradoxe : il s’agit d’un côté de prise d’initiative, d’autonomie, de prise de risque, dans une organisation qui, d’un autre côté, ne peut pas fonctionner sans un certain niveau de contrôle. C’est dans ce paradoxe que se trouve la difficulté de l’intrapreneur. Le contrôle doit être le moins prégnant ou dissuasif possible. »

Une question d’équilibre entre les différentes nécessités d’une organisation. Selon Louis Jacques Filion « selon les environnements, il est plus ou moins aisé pour l’intrapreneur de convaincre du bien-fondé de ses propositions, monter un dossier, le porter au plus haut. C’est loin d’être toujours facile, bien vu ni accepté. »

Un challenge qui s’explique, selon Alain Fayolle, par les logiques différentes auxquelles obéissent intrapreneuriat et management : « L’intrapreneur est sur une logique d’exploration (création d’un marché, d’un produit, d’un service, développement d’innovation, etc.), quand le management se situe plus sur un système d’exploitation : une logique de continuum qui fait tourner l’existant pour l’optimiser au mieux et dans un souci de rendement. » Le challenge est là : Comment faire cohabiter ces deux logiques ? « De fait, beaucoup d’entreprises se focalisent sur l’exploitation, délaissant l’exploration » déplore-t-il.

L’intraprenariat est un challenge, car « il exige de l’entreprise qu’elle ait réfléchi à revisiter ses méthodes de management, de gestion, de recrutement, de promotion, etc. » résume Alain Fayolle. Une vision que ne contredira pas Claire Bussac : « Dans la réalité des RH, l’intraprenariat est encore lointain, et souvent perçu comme peu compatible avec l’organisation de l’entreprise. La question est de savoir à quel point cela contribue réellement à ajouter de la valeur, face à la déstabilisation induite. Car l’intraprenariat met en cause la hiérarchie et l’organisation.»

Une position que vient tempérer Louis Jacques Filion : selon lui, « l’intrapreneuriat n’est pas en opposition avec le management, il s’agit au contraire d’une dimension qui complète les activités managériales. » Encore faut-il trouver le juste équilibre.

Le chemin vers une nouvelle culture

Vous êtes convaincus de l’intérêt de la démarche, et bien conscient de ses challenges. Mais comment s’y prendre pour installer l’intrapreneuriat dans votre entreprise ?

Selon Alain Fayolle, voici ce à quoi il faut penser :

  • « Tout revoir. Dès le sommet de l’entreprise, il faut des dirigeants avec un esprit d’entreprendre qui promeut cette démarche. Il faut que l’intrapreneuriat soit une partie intégrante de la stratégie, et que la conviction descende en cascade dans tous les échelons de l’entreprise. C’est ici une question de mentalités. L’intrapreneuriat doit faire partie prenante de la politique RH de l’entreprise, notamment au moment du recrutement.
  • Faire évoluer les règles organisationnelles car les entreprises sont organisées avec des nécessités de contrôle, de court terme, de rentabilité rapide. Or l’intrapreneur, lui, compose avec l’incertitude. On ne sait jamais ce que va donner une innovation. L’entreprise est-elle prête à accepter tous les aléas du processus de création d’activités nouvelles ?
  • Un système de sanctions/récompenses qui accepte la possibilité de l’échec et la prise de risque. Un certain changement de mentalité également !
  • Post-It et Google appliquent, depuis longtemps, la règle des 15% de temps donné à certains collaborateurs pour développer des projets personnels, sans contrôle. L’intéressé en parlera lorsque le projet sera suffisamment avancé pour estimer s’il présente un intérêt pour l’entreprise ou non.
  • L’intra-capital : certaines entreprises neutralisent une ligne budgétaire pour supporter des projets qui émergent spontanément, sans avoir été prévus. Il est certain qu’il faut des ressources financières pour supporter toute velléité de mise en place d’intrapreneuriat. »

Comme le résume Louis Jacques Filion, « le principal défi, c’est d’acquérir une nouvelle culture. La mise en place d’une démarche intrapreneuriale sera plus aisée lorsque la direction, dans ses plus hautes sphères, sera convaincue de son bien-fondé et engagée dans le processus. C’est avant tout une affaire de personnes. » Et de poursuivre : « S’il existe beaucoup de jeux de pouvoir (…), si le mouvement ne vient pas de la haute direction, selon la taille et la culture de l’entreprise, cela sera plus ou moins facile à mettre en œuvre. »

L’exemple de Crédit Agricole

C’est pour mieux comprendre la démarche que le Crédit Agricole a publié en 2014 un livre blanc consacré à l’intrapreneuriat. Selon Claire Bussac, « nous souhaitions commencer par capter les signaux faibles, pour ensuite développer une capacité RH à y répondre. L’objectif : comprendre et définir l’intrapreneuriat (aujourd’hui c’est une notion déjà un peu mieux connue), et savoir s’il existe des entreprises avancées en la matière. »

[caption id="attachment_6319" align="alignleft" width="99"]Claire-Bussac-intrapreneuriat Claire Bussac[/caption]

La démarche d’intrapreneuriat fait aussi écho, pour la banque, à une motivation du groupe. « Nous lancions alors « le village by CA », un incubateur de start-ups, avec une notion d’interactions avec le monde interne de l’entreprise. Puisque nous incubons des entrepreneurs, il semblait logique de réfléchir à incuber des intrapreneurs. » La responsable innovation RH tempère « le côté intrapreneuriat n’est pas encore très opérationnel chez nous, mais de nombreux exemples d’entreprises autour de nous nous montrent qu’un incubateur agit comme un catalyseur de l’intrapreneuriat. Chez Crédit Agricole SA, le Village est vecteur d’innovation pour l’entreprise. »

Au Crédit Agricole, l’intrapreneuriat se met en place par petites touches. « D’abord, nous faisons en sorte de rendre l’entreprise plus agile. De plus en plus de projets nécessitent la mise en place d’équipes sur des périodes courtes (3, 6, 9 mois), créées ex-nihilo. L’agilité va dans le sens de la démarche, cela correspond à une besoin de transformation rapide de l’entreprise. Quant à favoriser l’innovation, la banque a pris le parti de faire appel aux bonnes idées des collaborateurs sur la manière de faire évoluer le métier du groupe, sur la projection qu’ils ont de la banque, etc. « Nous avons mis sur pied plusieurs événements, les hackathons[i], qui visent d’abord la population de développeurs d’applications. Le principe est de faire émerger des idées innovantes, par équipes, et de démontrer leur potentiel de mise en œuvre. Un grand nombre d’idées se sont matérialisées. C’est une sorte d’expérimentation in vivo. Les équipes gagnantes se voient attribuer un budget pour que leur maquette devienne une réalité utilisable par l’entreprise. C’est une autre étape vers l’intrapreneuriat » explique Claire Bussac.

Mais le challenge reste bien présent : « Il reste encore au niveau RH à créer le cadre qui donnera la possibilité d’entrer dans le process intrapreneurial. La difficulté n’est pas d’avoir des idées mais de les mettre en oeuvre » reconnaît-elle encore.

S’inspirer des entreprises qui ont mis en place la démarche, voici ce qu’offre le livre blanc sur l’intrapreneuriat édité par le Crédit Agricole.


Portrait robot de l’intrapreneur :

Selon Louis Jacques Filion, « on devient intrapreneur parce qu’on s’engage réellement dans ce que l’on fait, et qu’on développe une vision de la manière dont les choses devraient évoluer. Le travail ne se résume pas à des horaires, il rime avec implication et utilité. Il y a souvent une motivation profonde qui amène à devenir innovant. On identifie un besoin, et on conçoit la vision nécessaire pour satisfaire ce besoin.

La plupart des intrapreneurs ont un niveau de formation plus élevé que les entrepreneurs. Il leur faut articuler cette vision, mais aussi avoir de réelles capacités de négociation pour réussir à obtenir l’accès aux ressources pour réaliser un projet en interne. »

Pour aller plus loin :

Filion, L. J. (2013) Innover au féminin. Savoir se dépasser - Intraprendre. Québec : Presses de l’Université du Québec, 320 p., version électronique et version papier.

Filion, L. J. (2012) Oser Intraprendre. Ces champions qui font progresser les organisations et les sociétés. Cap Rouge, Québec, Presses Inter Universitaires, 2ième édition, 2012, 405 p.

Vers une typologie des dispositifs intrapreneuriaux : Alain Fayolle : http://bibliotheque.em-lyon.com/simclient/consultation/binaries/stream.asp?INSTANCE=EXPLOITATION&EIDMPA=INCIP_GED_FICJOINT_12036

Livre blanc du crédit agricole : quand le changement vient de l’intérieur, l’intrapreneuriat : http://www.credit-agricole.com/Actualites-et-decryptage/Actualites/Le-Groupe/Une-nouvelle-facon-de-travailler-dans-les-entreprises-l-intrapreneuriat

http://management-rse.com/2014/03/30/lintrapreneuriat-un-levier-de-transformation-manageriale/

http://management.efe.fr/2014/01/24/intrapreneuriat-ou-comment-reconcilier-lentreprise-avec-linnovation/

 

[i] Un hackathon est un événement où des développeurs se réunissent pour faire de la programmation informatique collaborative, sur plusieurs jours. Le terme est un mot-valise constitué de hack et marathon.